top of page

Christophe Panzani s'envole à Grenoble

Photo du rédacteur: Nicolas BardiNicolas Bardi

Une soirée au Jazz Club de Grenoble, le 30 janvier 2025




D’abord, il y a un son : un saxophone ténor en solo, nu, un saxophone ténor liquide qui vibre, qui souffle, qui vit.



Comme toujours au concert, il faut un peu de temps pour entrer dans la danse. Et là en commençant par un morceau méditatif et tellement lent, c’est encore plus difficile. Il n’y a pas de basse. Le tempo flotte, s’intègre comme dans la musique répétitive entre chacun des quatre musiciens : saxophone, piano, batterie et claviers. Ça donne une impression de quelque chose de bancal, il faut lâcher prise et prendre le temps de s’adapter, de se couler dans la musique, de ralentir, de laisser derrière soi le bruit, la ville, les heurts du monde.


Petit à petit, on commence à planer. Avec l’électronique et le mélange de batterie et de percussions numériques, des soupçons de trip-hop s’infiltrent. Je vois une calèche qui cahote sur un chemin empierré des Alpes, et au-dessus un aigle qui plane, regarde, tourne, s’envole au loin brièvement pour aussitôt plonger et revenir, raser le sol et remonter en flèche. L’aigle, c’est Christophe Panzani.


Dans la salle, il n’y a presque que des têtes grises. On applaudit le généreux donateur qui a versé mille euros à l’association. Le jazz survit de bien petites choses…


Au deuxième morceau, je plonge dans le jeu du batteur Guilhem Flouzat. C’est vraiment fin, intelligent, subtil. Une pulsation fluide. Tient, un mot liquide encore… On est vraiment dans la mer et l’océan. Son jeu me fait penser à André Ceccarelli, j’espère qu’il le prendra comme un compliment !


Aux claviers la sauce de Tony Paeleman commence à prendre : la musique se renforce, décolle, devient presque violente. On entend que les petites touches blanches et noires sont en train de se transformer en cordes brillantes de guitare électrique : celles de Louis Winsberg ou de Mike Stern dans le « New-York » d’Eric Le Lann par exemple. Et Panzani l’aigle qui plane toujours au-dessus, encore un peu trop haut, trop loin.


Le troisième morceau est pour Enzo Carniel, le pianiste. De là où j’étais assis, il n’était au début pas assez amplifié, et c'est dommage. Je ne le connaissais pas. Un calme, un sérieux, beau comme Ulysse, des mains épaisses d’artisan qui cache sa folle dextérité. On tend l'oreille, et la magie opère. Une agilité fantasque tout entière au service de la poésie, un pianiste qui joue aussi vite et qui chante, c'est possible ? J’entends du Joachim Kühn là-derrière, mais en moins ostentatoire, en plus élégant.


Slam et jazz, avec Efrasis, c'est inattendu, et c’est réussi. Comme quoi Voiron peut parler à Grenoble ! Le texte se déroule, tendu, impactant, tour à tour inquiétant et bouleversant. Et ces mots qui se répètent en boucle : « la vie c’est pas prendre, c’est effleurer ». Je suis sonné, comme si comme d’habitude en concert de jazz j’avais bu une vodka-tonic alors que, ce soir-là, malade, je n’avais pris que le tonic. Je sors dans la rue, respire, fume. Il fait froid. J’envoie un message haché, au rythme de ma respiration : « C’est la pause... C’est très beau... Très poétique… La vie c’est pas prendre, c’est effleurer ».



Pour me remettre, j’attaque le deuxième set avec un verre de Chardonnay. La musique de Panzani va bien avec le Chardonnay, et réciproquement. Je déguste sa « Madeleine de Proust », plus nourrissante en version « Gâteau aux noix » (ça tombe bien, moi qui ne suis pas très gâteaux, celui-là je l’adore, surtout nappé de chocolat noir...)



Etait-ce sur le titre « Sans les mots » ? On part en voyage pour un duo saxophone - piano où Tony Paeleman a pris la chaise d’Enzo Carniel parti en coulisses avec Guilhem Flouzat. La musique est merveilleuse de clarté et de tendresse. C’est un des sommets de ce concert où l’on arrête enfin tout à fait de respirer.


Le groupe à nouveau au complet avec Tony Paeleman rentré derrière ses claviers et ses boutons, on enchaîne avec un titre qui s’appelle je crois « Sur quel pied danser ». Pour la première fois depuis le début du concert, je sens l’ensemble du groupe qui enfin se lâche. Dans ma tête j’ai pensé : « pas de respect ! ». Au sens où, avec une musique très écrite, et si bien écrite, construite, j’avais le sentiment jusque-là d’une trop grande concentration et attention, nuisant quelque peu à l’émotion brute et pure. Là, un solo de batterie tempétueux, puis un piano tsunamique (pour rester dans la métaphore marine) construisent une dynamique épatante au sein de laquelle on sent l’aigle redevenu mouette à jouer du bonheur de sa liberté dans les bourrasques de vent salé. Peut-être est-ce aussi dû au fait que ce morceau n’est pas dans l'album Mères Océans et ne porte pas la même charge émotionnelle que les précédents ?


Pochette de l'album Mères Océans de Christophe Panzani
Pochette de l'album Mères Océans de Christophe Panzani


C’est là aussi que je comprends : du jazz sans bassiste, c’est toujours compliqué. Ça demande aux musiciens une qualité de concentration et d’écoute extrême. La pulsation doit être commune, ou elle n’est plus. La même qualité d’écoute est aussi exigée du public qui doit se fondre, se laisser porter, ou risque sinon de se noyer. Manque de repères : sans la basse, on perd l’assise, les racines, on perd cet ancrage à la terre si fondamental. Si fondamental, certes… sauf quand on est sur l’eau ! Cette musique qui flotte, qui ondule, c’est sans doute pour ça…  


Subitement, pendant le concert, me vient une image bizarre dont je prends conscience et que je note. Bizarre parce que je ne suis pas chrétien et ne pense pas souvent à cette culture-là. Mais l’image se grave néanmoins dans mon cerveau : Christophe Panzani, les yeux lumineux fixés vers le ciel, figé, absorbé, encadré à gauche et à droite par deux anges Enzo Carniel et Guilhem Flouzat, tous les deux de profil, face à face, produisant des nappes de sons cristallins, et quasiment adossé au diable Tony Paeleman et ses claviers comme des forges organiques. Deux anges, un diable, et Panzani qui prie en regardant les lumières. Qu’est ce que cela veut dire ?


Les esprits étaient en tout cas présents dans la salle. Restait un dernier titre, « Regarder la mer s’éloigner » : le piano se déploie dans un solo absolument magnifique, avant que la batterie gonfle sous les mailloches de Guilhem Flouzat qui réussit là à transmettre une puissance et une émotion absolument considérables, sans jamais tomber dans la démonstration : de la musique, rien que de la musique, qui gonfle et qui vit, et qui reste musique toujours. J’en ai été transporté, et le saxophone de Christophe Panzani également, car il s’est littéralement envolé pour disparaître au loin comme la mer, et la mère aussi, évidemment.

 

C’est toujours pareil les grandes soirées de jazz, celles qui resteront dans la mémoire : il faut trop de temps pour y entrer, on s’y fait complètement aspirer, elles se terminent bien trop vite (ah, la belle époque où on jouait 3 sets !), mais après la musique reste en tête pendant des heures. Je suis rentré à pied, traversant tout Grenoble du nord au sud, ça m’a rappelé mes souvenirs d’étudiant parisien où, sortant du Sunset vers 2 heures du matin je longeais la Seine pendant trois quart d’heures pour rentrer chez moi, avec la musique qui tournait encore et encore dans mon esprit plus léger.


Ce jeudi de janvier, il n’était que 22 heures, mais voilà c’est Grenoble, et on est en 2025, les musiciens ont le droit d’avoir une vie eux aussi, et les têtes grises peuvent aller se coucher.

 

 

Comentarios


bottom of page